Sylvain Tesson écrit :
Retour d’un voyage en Russie.
Le train-train
Une fois de plus, dans le Transsibérien, vers Irkoutsk. Le voyage dure trois jours. On dort, on lit, on boit un coup, on jette un œil par la fenêtre pour vérifier que les bouleaux défilent toujours, on se rendort et l’on rêve que le train est un gros asticot métallique qui pénètre en grinçant le cadavre de la nuit russe.
Les motifs
Pourquoi ai-je voyagé jusqu’à l’obsession dans ce pays ? Sûrement pas pour y chercher le souvenir de Tchékhov ou pour y respirer le parfum des défuntes années impériales. Je me souviens trop bien du mot de Cioran (dans les Syllogismes de l’amertume) pour me risquer à la nostalgie : « Aller aux Indes à cause du Védânta ou du bouddhisme, autant venir en France à cause du jansénisme ». Marcher sur « les traces de Michel Strogoff » ou bien goûter aux « délices de l’âme slave », cela, c’est de la vulgate d’agence de voyage. Ce que je cherche ici, c’est à côtoyer des gens qui ne m’accepteront jamais comme un des leurs mais dont j’admire la personnalité. L’écrivain Zakhar Prilépine (dont les ouvrages explosifs sont traduits chez Actes sud) a bien dépeint la psychologie de ses semblables dans un interviouve donné au Courrier de Russie : « être russe c’est cette capacité à surmonter des tragédies, être Russe c’est la patience, la résignation, le sacrifice, la générosité d’âme, le courage absolu, l’audace. C’est ce qui différencie un Russe d’un habitant d’un petit pays qui sera soucieux de sa descendance et pense que beaucoup de choses dépendent de lui. En Russie, beaucoup de gens pensent qu’ils ne sont pas nécessaires et peuvent ainsi atteindre au sacrifice, au nom de l’espace, de ce grand espace. C’est quelque chose que j’ai ressenti quand je servais en Tchétchénie, les hommes étaient audacieux et indifférents à leur propre vie ». J’aime bien ce petit couplet qui fleure la psychologie de comptoir mais qui rappelle, l’air de rien, combien l’empreinte de la géographie détermine les subtilités de nos âmes, entrecroise les linéaments de nos destins et nous frappe d’une marque indélébile.
La neige
Nous gagnons la colonnade de la cathédrale Saint-Isaac, à Pétersbourg. Cet édifice est à l’architecture ce que le casque lourd est à l’industrie du couvre-chef, le char d’assaut à l’automobile. Et dire que c’est un Français (Montferrand) qui a érigé ce prurit minéral au cœur de la ville. L’avantage est que, de là-haut, on a une vue jusqu’aux rives du golfe de Finlande, hérissées de grues portuaires. Soudain, il se met à neiger. Un frou-frou silencieux descend du ciel. Les gens qui jactaient devant la vue se taisent. Les flocons : confettis d’une fête triste.
La presse
Dans la presse française, beaucoup question de la Russie : l’accueil glacial du Kremlin réservé au président français, le mauvais traitement infligé aux punkettes du groupe Émeute de la chatte, les contrôles administratifs lancés en direction d’ONG accusées d’activisme politique, les manœuvres militaires de la flotte en mer Noire. Bref, c’est le retour de la grande peur slave. On dirait que l’ombre du Kremlin s’avance à nouveau vers l’Occident. Dommage que si peu de voix nuancent le tableau en soulignant qu’une classe moyenne émerge dans ce pays, que les perspectives économiques se révèlent moins sombres que chez nous, que la fierté patriotique n’est pas considérée ici comme une tare et que beaucoup de Russes s’accommodent à merveille, à Irkoutsk, à Kirov et à Moscou de leur sort nouveau.
Nabokov
À Saint-Pétersbourg, visite de la maison de Nabokov, rue Bolchoï Morskaïa. L’écrivain y est né et a vécu avant que la Révolution ne le chasse vers l’Europe. C’est une demeure boisée, on marche sur du parquet. Il se dégage une odeur d’encaustique et de livres jaunis. Au mur, des lépidoptères et des couvertures de Lolita. La différence entre les papillons et les petites filles ? Aucune. Les deux sont beaux, fragiles, éphémères et tombent dans le filet des vieux méchants loups.
Dostoïevski
Visite de sa maison à Saint-Pétersbourg pas loin de la Perspective Nevski. Le calme, l’ennui exsudent des murs. L’ordre est petit-bourgeois. Sa vie ? Réglée comme du papier. Le vieil homme piquait des crises si le thé était mal préparé. Sa femme en dévotion le déchargeait de toutes les petites contraintes qui empoisonnent l’existence. Comme Kant, il sortait pour sa promenade, à la même heure, immuablement. Et avec ça, l’œuvre la plus agitée, la plus tumultueuse, la plus remuante qu’un cerveau ait jamais produit. Cioran disait qu’il avait « élevé l’épilepsie en métaphysique ». On contemple son bureau, cette table toujours parfaitement tenue, dans cette pièce étriquée et l’on pense un peu stupidement : « c’est là que naquirent les trois Karamazov, que fut inventé le personnage d’Aliocha ! ». Et l’on sort de l’endroit et l’on se retrouve dans la rue en se disant que, décidemment, il n’y a pas trente-six choix sur cette Terre : soit on décide de vivre légèrement et de danser sous le soleil, soit on tire les rideaux et l’on s’enferme pour créer.