de Sylvain Tesson

Haut lieu

À la fin de l’année 2012, je me trouvais avec quelques amis sur les berges de la Bérézina, en Biélorussie, à l’endroit précis où, deux cents ans plus tôt, les sacrifices héroïques des soldats et des pontonniers napoléoniens permirent à la Grande Armée et à des milliers de civils français, harcelés par les troupes russes, de franchir le fleuve et de poursuivre l’effroyable retraite commencée à Moscou quelques semaines plus tôt. Nous regardâmes longtemps les anastomoses du cours d’eau serpenter au fond du vallon sablonneux. Un soleil glacé éclaboussait de jaune les baliveaux poussés sur les îles de sable. Des paysans haranguaient doucement un cheval sur un chemin tout proche. Le monde sous la neige n’était qu’un beau silence. Il était difficile de se pénétrer de l’idée qu’en ces parages paisibles, près de 15 000 hommes, femmes, enfants ainsi qu’un nombre incalculable de chevaux périrent, engloutis dans une charpie de glace et de cadavres. L’écrivain-géographe Cédric Gras, qui m’accompagnait, murmura : « ici, c’est un haut lieu ». Sur le chemin du village, nous nous interrogeâmes. Qu’est-ce qu’un haut lieu ? Un arpent de géographie fécondé par les larmes de l’Histoire ? Un morceau de territoire sacralisé par une geste, maudit par une tragédie ? Un terrain qui, par -delà les siècles, continue d’irradier l’écho des souffrances tues ou des gloires passées ? Le soir, dans la petite ville voisine de Borissov, abrutis de vodka et attablés au comptoir d’un bistro qui s’appelait « Le chapeau de Napoléon » (en français s’il vous plaît !), le photographe Thomas Goisque, Cédric Gras et moi-même, nous amusâmes à dresser, sur un bock de bière, une tentative de typologie des hauts lieux dont voici l’ébauche.

Les hauts lieux de la tragédie : ils furent le décor d’un massacre, d’une grande injustice ou d’une fameuse bataille. Ils ont été bénis par les larmes et le sang. Ils ont acquis la noblesse en servant de lit de douleur aux uns, de champ de gloire aux autres. Quand on les traverse ou quand on les contemple, il semble que des fantômes les hantent toujours, que le fracas des armes et le concert des plaintes résonnent encore dans les rafales. Ils rayonnent d’une énergie fossile qui s’appelle le murmure de l’Histoire et qui requiert le silence intérieur si l’on veut le percevoir. Pour moi, ces hauts lieux-là ont nom Bérézina, Massada ou Verdun.

Les hauts lieux barrésiens : il faut prendre ces hauts lieux-là comme des endroits « où souffle l’esprit, des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie », des stèles spirituelles où la Terre se hisse au Ciel, se féconde d’une force impalpable, « se consacre », comme disent les hommes d’Église. Là, soudain, dans une théophanie physique, les dieux surgissent. Les anciens Grecs excellaient à identifier ces endroits : dès qu’ils en trouvaient un, ils érigeaient un temple. Maurice Barrès donne une liste française de ces hauts lieux à la première page du premier chapitre de La colline inspirée. Pour moi, ces endroits-là sont la grotte de la Sainte Baume, qui accueillit la plus vénéneuse et la plus sainte des Saintes, le mystérieux monastère d’Abu Gosh, près de Jérusalem et la lande harassée du Ménez-Hom breton où l’Ankou* rôde encore par les nuits d’encre mauve.

Les hauts lieux géographiques : ceux-là n’ont pas besoin du secours des Hommes. Leur simple architecture naturelle, leur position, leur singularité géographique les distinguent parmi les autres espaces. Ils règnent, ils demeurent dans leur beauté. L’érosion en viendra à bout mais ils n’en n’ont cure car il n’y aura plus un seul être humain à la surface de la planète lorsqu’ils tomberont en poussière. Ils sont des autels où le génie des lieux aime à danser sa gigue. Pour moi ces hauts lieux-là sont le sommet de la Garet el Djenoun, le plateau où s’hérisse le diamant du Kailash, la flèche d’Arabat, au bord de la mer Noire.

Les hauts lieux du souvenir : ceux-là correspondent à des endroits anodins où un homme que l’on a admiré (ou que l’on a aimé) a trouvé la mort. On se tient là, à l’endroit exact où il est tombé, devant la dernière image emportée par le malheureux. Pour moi, ces hauts lieux-là sont une bouche d’aération sur la terrasse de Saint-Germain-en-Laye où je perdis un frère de mon adolescence ou bien la moraine du glacier de Darkot où fut fusillé le colonel Hayward, sur la route du Pamir.

Les hauts lieux de la création : ce ne sont jamais des endroits spectaculaires. Souvent des jardins, parfois des maisons et aussi des ruines. Là, sous les nefs des yeuses ou les voûtes de pierre, des artistes composèrent ces œuvres qui nous aident à vivre et l’on ne peut s’empêcher de regarder les murs, ou les replis ombragés en songeant que le génie y trouva un refuge. Pour moi, ces hauts lieux-là sont les pans défoncés du manoir de Saint-Pol Roux, à Camaret-sur-Mer, la maison de Neruda sur les hauteurs de Valparaíso et les allées du jardin du Luxembourg où errait Cioran, au milieu des cris d’enfants, égaré dans le labyrinthe de son désespoir.

Les hauts lieux héraclitéens : ceux-là sont des endroits complexes. Ils appartiennent à la cartographie des contrastes. Le maître d’Éphèse croyait que « toute chose naît de la discorde » – que l’harmonie procédait de la conjonction des contraires et que cette « contrariété était avantageuse ». Pour trouver ces lieux-là, il faut donc se rendre en des géographies où les principes opposés se mêlent et se repoussent, où la pierre s’enracine dans l’eau, où la lumière transperce l’ombre, où le vent se fracasse contre le front des roches, où la clarté solaire pétille sur la mer et diffuse son odeur implacable sur la peau d’affleurements martyrisés par l’érosion. Pour moi, ces lieux-là, ce sont les Calanques de Cassis ou bien les rives du Baïkal.

* Ankou : personnification de la mort dans la tradition orale et les contes bretons.