Sylvain Tesson écrit :

Une histoire

Istanbul en automne. L’aube est faiblarde au-dessus de la ville asiatique. Le soleil, comme les Huns Seljoukides, a voyagé au-dessus des steppes anatoliennes avant d’atteindre les rivages de la mer de Marmara. Je monte sur la terrasse du plus haut immeuble du quartier de Galata pour regarder s’ouvrir au jour la cité plantée de minarets (les banderilles de Dieu). Déjà, le ballet des tankers agite le Bosphore. Aujourd’hui, ils vont vers la mer Noire, du sud vers le nord. Demain, les autorités inverseront le sens de circulation. Si l’on considérait la géographie comme une anatomie de la Terre, il faudrait voir la mer Noire comme un fœtus et le Bosphore comme le col d’un utérus où les bateaux tiendraient le rôle des gamètes. Sur le toit de l’immeuble, je suis accueilli par une chorale lugubre : des centaines de freux croassent. Les ombres tournoient au-dessus du building. On croirait le début de l’attaque des oiseaux hitchcockiens. La fille turque qui m’accompagne : « Je n’aime pas quand les oiseaux sont enragés, cela veut dire qu’il va y avoir un tremblement de terre… » Elle a raison : le spectacle des corvidés dessinant dans le vide une auréole tient du présage funeste. Soudain, nous comprenons la raison de la concentration : un freux gît, pendu par la tête à la terrasse du dessous, au 20e étage. Il s’est encastré contre un parapet en plexiglas et sa tête s’est logée dans la rainure qui sépare les plaques transparentes. Il bat des ailes en vain, tentant de s’extirper du piège, griffant des serres les parois lisses comme du verre. Parfois, un congénère se porte à sa hauteur et, du bec, essaie de le tirer vers le haut. Je désescalade en m’aidant de poutrelles apparentes du 21e au 20e étage, délivre l’oiseau et le jette dans le vide où il reprend son vol. Alors, du nuage tout entier monte une clameur assourdissante. Leur ami est délivré. Les oiseaux décrivent une dernière boucle et s’enfuient vers le nord, emportant l’écho de leurs cris. Un retardataire nous frôle, lâche un croassement et j’ai plaisir à penser que c’est un remerciement.

Des hommes doubles

Le Bosphore est animé par un double courant aux directions contradictoires. Le premier flux amène en surface les eaux de la mer Noire à la mer de Marmara. L’explication tient dans le fait que la mer Noire est située légèrement plus haut que son bassin déversant. Le deuxième courant convoie en profondeur les eaux salées de Marmara vers le bassin du pont Euxin. La mer Noire doit sa salinité à ce mouvement. Autrefois, les pêcheurs qui remontaient le Bosphore vers le nord laissaient pendre leurs filets dans l’eau pour qu’ils se prennent dans le courant de fond et facilite la nage des rameurs. Il y a beaucoup d’êtres humains qui agissent d’une façon et pensent d’une autre. Ils suivent des pentes qui ne correspondent pas à leur inclinaison intime. Ils sont traversés par des courants intérieurs contraires à leurs comportements de surface. Ce sont des êtres dangereux. Comme le Bosphore.

Les illusions perdues

Les révolutions arabes nous avaient enthousiasmés. Qui peut rester indifférent au soulèvement de la jeunesse ? Mais les belles couleurs du printemps ont terni. Partout, en Égypte, en Tunisie, en Libye, les élans s’enlisent, la violence affleure, les rêves se brisent. L’homme ne se refait jamais. Qu’est-ce que l’espoir ? Le mot que l’on donne à l’illusion avant que la réalité n’abatte les masques. Les révolutions ne sont que des séquences de l’Histoire destinées à mettre en place des régimes qui requerront eux-mêmes de promptes révolutions pour en venir à bout. Ernst Jünger dans « Les nombres et les dieux » le dit mieux que quiconque : « Les révolutions, lors même qu’elles mettent tout cul par-dessus tête, modifient dans le cadre du système. Ce qui maintient un air de famille dans la succession. » On se débarrasse facilement des pères de famille, pas de l’air…

Un motif de voyage

J’aime écouter les voyageurs dérouler leurs motifs de départ. Il s’agit toujours de nobles raisons. L’amour, la découverte, la soif de connaissance, le perfectionnement des langues, l’étude de mœurs étranges. Il n’y a que les écrivains à oser avancer des motivations misérables et sincères. Huysmans fait partir Des Esseintes pour tromper l’ennui. Baudelaire voudrait guérir son spleen dans un voyage qui le mènerait « n’importe où, n’importe où ». Mallarmé ne veut qu’une chose : « Fuir, là-bas fuir ». Et Jules Verne imagine un négociant de tabac de Constantinople qui préfère accomplir le tour complet de la mer Noire plutôt que de s’acquitter de la taxe que les bateliers exigent pour faire traverser le Bosphore aux voyageurs. Kéraban le têtu (c’est le nom du héros du roman éponyme) chemine de péril en péril le long du littoral, obsédé par son principe : passer sur l’autre rive sans payer la taxe scélérate. « Ce n’est point un voyage » écrit Jules Verne, « c’est tout simplement un autre chemin que prend mon ami Kéraban pour rentrer dîner chez lui. »