de Sylvain Tesson

Stratégie de l’urgence

Depuis plus de trente ans, le capitaine Paul Watson, à la tête de son organisation Sea Shepherd, écume les océans à la poursuite des pêcheurs de cétacés, des massacreurs de phoques, des pilleurs de la mer. Il coule les chalutiers, détruit les pêcheries, sabote les filets, harcèle les baleiniers. À bord de ses bateaux battant pavillon noir, il incarne le cauchemar de l’industrie baleinière mondiale. Les Norvégiens le haïssent, les Japonais le voient en terroriste, les Soviétiques ont failli l’envoyer au goulag et les chasseurs canadiens rêveraient de l’expédier sous la banquise avec une pierre au cou. On ne saurait en revanche trouver « aucune baleine qui désapprouve ses actions ». Neptune doit veiller sur lui car il a échappé à la mort plus d’une fois. Ce Canadien, qui se rêve en pirate, déroule un raisonnement de choc, dans un excellent livre d’entretiens menés par Lamya Essemlali[1]. Premier axiome, « si les océans meurent, nous allons tous mourir ». Les protéger relève donc de l’urgence. Deuxièmement, les organisations écologistes traditionnelles sont des moulins à pieux discours. Troisièmement, les progrès de l’humanité n’ont jamais été le fait des masses ni des gouvernements. Seuls la détermination, la folie et le courage de quelques individus ont pesé sur le gouvernail du monde. Conclusion : rien ne sert de gloser, il faut embarquer, charger sabre au clair et répondre à la folie carnassière des ennemis de l’océan par une « agressivité non-violente ». Le génie de la stratégie watsonienne : ne s’attaquer qu’aux navires illégaux violant les lois de protection environnementales. Watson, en somme, fait le boulot dont devraient s’acquitter les forces navales des États de droit. Entre deux campagnes, Watson a développé une pensée qui lui ressemble : sauvage, iodée, joyeusement anarchiste. Une pensée de plein vent. Les passages de ses Entretiens sur la bombe démographique, la glaçante stérilité des monothéismes, la cruauté intrinsèque de l’humanité, l’imposture de l’humanisme, la collusion entre les États et les Majors pétrolières devraient lui valoir une condamnation a être pendu haut et court au mât de misaine du vaisseau du politiquement correct. Mais comme le rappelle le capitaine en bon disciple d’Oscar Wilde : « il faut rester médiocre pour être populaire »…

 

La terre vue du fiel

Ambrose Bierce a travaillé pendant vingt-cinq ans à son Dictionnaire du diable. Ensuite, il s’en fut à 71 ans dans les rangs de l’armée de Pancho Villa. Les historiens, alors, perdent sa trace. Aucun ne s’accorde sur les circonstances et les dates de sa mort. On l’imagine chargeant au galop sur un coursier fumant vers les lignes ennemies, le six coups au poing et la moustache au vent, cherchant la voie la plus directe pour l’enfer. Son livre ? La bible du cynisme. Mais d’un cynisme de haute altitude et de pleine noblesse. Un cynisme qui dynamite toute pensée convenue, prévient toute paresse, conspue la satisfaction de soi. Quand on tourne les pages, on entend grincer les dents et cliqueter les rouages des mécanismes du paradoxe. Un seul extrait : « Optimiste : adepte de la doctrine selon laquelle le noir est blanc ».

 

Un homme en noir

L’autre jour en Auvergne, discussion avec un curé qui ne fréquentait pas assez Ambrose Bierce. Il était trop convaincu de ses propres paroles pour se risquer dans le Dictionnaire du diable et m’expliquait l’immortalité de l’âme à grands renforts de suppositions (que j’étais prié de tenir pour vérités). Moi, je me souvenais de la phrase du journal de Jules Renard : « Comment voulez-vous qu’une âme basse soit immortelle ? »

 

Ne coupez pas

L’excision est une aimable pratique en vigueur dans les sociétés musulmanes de la ceinture sahélienne. Plus de cinquante mille femmes excisées vivent en France selon les statistiques de l’INED. L’excision a été inventée par des mâles qui n’ont jamais lu Casanova ni contemplé les tendres parades des grues cendrées. Ne pouvant courir deux lèvres à la fois, ils voulaient augmenter le plaisir de l’homme sans se douter que le plaisir de l’homme peut-être augmenté par la contemplation du plaisir de la femme. Il faudrait un Paul Watson pour passer par le fond ces pécheurs-là.

 

L’éternel retour

Fin des vacances. Les ouvriers retournent à l’usine, les gens du voyage sont priés de se sédentariser ailleurs, les propriétaires retrouvent leur propriété, les salariés leur entreprise, les fonctionnaires leurs horaires, les militaires réintègrent leurs corps (comme les chamanes !), les riches sont bronzés comme autrefois ne l’étaient que les pauvres, les ministres ont des mines moins austères que leurs plans, les pauvres, eux, ne reviennent de nulle part. Bref, c’est la rentrée des classes.

 

 

 

 

 

 

 



[1] Lamya Essemlali, Capitaine Paul Watson, Entretien avec un pirate, Glénat