De Sylvain Tesson.

Blaise moi.

Ah, mon Dieu, quel découragement ! En pleine écriture d’un récit de voyage je commets l’erreur irréparable : j’ouvre un recueil de Cendrars pour me changer les idées. Comment oser écrire une ligne après les trémulations de ce génie pur de la langue ?

Je tombe au hasard sur les Feuilles de route. Blaise Cendrars embarque sur le Formose, débarque à Santos, monte dans un train, « un Pullman Pompeien », file vers Sao Paulo qu’il visite le mors aux dents avant de s’en retourner au pays, par voie de mer. Explosant les codes du récit de voyage, usant de la langue comme d’un accordéon tzigane, il décoche à la sulfateuse les fusées d’artifice de son inspiration, l’esprit aussi chauffé qu’un moteur de paquebot. Au fil des pages, Cendrars devient un peintre fiévreux qui aurait trempé dans son sang une queue de perroquet amazonien pour éclabousser la mer. Là où de plaisants gentlemen, sapés comme Mac-Orlan, décriraient les plaisirs d’une navigation dolente sur un paquebot d’acajou, Cendrars, fou de douleur à cause de « sa main coupée (qui le) fait souffrir percée qu’elle est d’un dard continuel » se laisse posséder par sa danse de Saint-Guy mentale.

Il prend la mer, les oiseaux, les vagues, les étoiles le soleil et les îles, il prend les dockers, les Juifs, les « émigrants Portugais », les Russes et les « Françaises prétentieuses » et il les précipite, corps et âme, dans le carnaval de ses vers. Les Feuilles de route sont un fracas de couleur et de sons, l’expression d’une perception totale du monde, restituée dans une urgence maladive. Cendrars invente une poésie ultra-sensorielle, qui laisse panteler le lecteur comme un danseur de ragtime par une torride après-midi de pétole. Les Feuilles de Route harassent les sens, traversées par les plaintes des « sirènes à vapeur », par des visions de « cheminées des grues ». Le kaléidoscope du monde « plein de nègres et de négresses » est strié de « signaux optiques lumineux », haché par le crépitement de la machine à écrire qui, avec les bielles du bateau, bat un tempo « aussi rapide qu’un jazz ». La mer pue « le relent d’huile surchauffée ». Cendrars invente une poésie cubiste, diffractée, explorant tous les champs sensitifs, servie par une métrique proche du moteur à explosion.

J’ai reposé le recueil, je suis parti faire un jogging.

Homo repentis

Sachant que l’homo Sapiens s’est rendu coupable d’une extermination de son contemporain l’homme de Néanderthal, et considérant que nous tous, humains du XXIe siècle, nous descendons de l’auteur de ce forfait n’est-il pas temps de nous réconcilier les uns avec les autres et de souscrire ensemble à cette occupation si prisée en nos temps de célébrations victimaires ad nauseam : une vaste entreprise de repentance collective où nous nous morfondrions d’avoir fondé notre humanité sur un massacre pas reluisant quoique fort ancien.

Homo cathodis

Étant donné l’état d’abrutissement dans lequel la fréquentation de la télévision plonge l’humain, il est extrêmement heureux que l’invention du petit écran soit advenue chronologiquement après des conquêtes telles que l’aiguille à coudre ou l’imprimerie dont les découvertes respectives n’auraient pas été possibles si la télé (et l’état de lobotomisation inhérent) leur avait préexistées !

 

 

 

Succession

Ayant appris qu’il y a eu 84 milliards de naissances depuis l’apparition d’Homo Sapiens Sapiens, j’ai dit à ma petite sœur qui se réjouissait de la naissance de son deuxième enfant et nous enjoignait de partager son enthousiasme « eh, oh, on ne va pas en faire tout un plat ».

Révolution

On a bien compris grâce aux intellectuels des démocraties européennes venus faire leur numéro de claquettes sur les barricades de Maïdan où passe la ligne qui sépare les gentils (comprendre : les Ukrainiens nationalistes de l’ouest aspirant à rejoindre le supermarché occidental) et les méchants (entendre : les Russophones soutenus par le nouveau diable, le monstre blond, le satrape eurasiate, le repoussoir des belles âmes : Monsieur Poutine). Pourtant, à peine arrivé en place, le nouveau pouvoir prend des mesures impopulaires, méprise la composante russophone de la nation, brime les populations de l’est du pays, parle d’abolir le statut officiel de la langue russe. Décidément je n’aime pas la Révolution. Elle n’est qu’un changement de propriétaire. On se révolte, on chasse les salauds, on fait le ménage puis on s’installe sous les ors, on se vêt des habits du potentat, on se coule parfaitement dans un rôle qui justifiera, quelques années plus tard, une nouvelle entreprise d’assainissement. Tout le monde perd à la Révolution. Sauf les agents excitants, les professionnels de la harangue, les agitateurs appointés qui courent de barricades en bivouac appelant au chaos pour se sentir en vie.