de Sylvain Tesson.

Les écrivains

La différence entre l’écriture et l’observation : on a beau fixer une page blanche pendant des heures, il ne se passe rien alors que si vous plantez longuement vos yeux dans ceux d’une femme vous finissez par recevoir une gifle, une insulte ou, plus rarement, un sourire.

Un bijoutier

Le bijoutier de Nice est ce monsieur qui restera dans l’Histoire pour avoir tué le voyou qui l’agressait et bénéficié d’un mouvement de sympathie populaire, amplement relayé par les réseaux sociaux (ces vastes machineries cybernétiques fonctionnant comme des annexes à domicile de la Préfecture de police). La justice l’a placé en résidence surveillée. Passer sa vie au milieu des rivières de diamants, des bagues de fiançailles et des colliers en or pour finir avec un bracelet électronique…

 

Quelques Roms

Ils parlent des langues indo-européennes, ils ont surgi des profondeurs de l’Inde dans des haillons magnifiques. Ils ont marché à pied, par les routes, jaillissant des temps immémoriaux pour s’installer sur la terre d’Europe, refusant de vivre dans ces prisons que nous appelons « maisons ». Ils aiment les bijoux cliquetants, les caravanes rutilantes, la musique, la vierge Marie, les ours, ce qui coule (le sang) et ce qui brille (l’or). Joseph Kessel les vénérait parce qu’ils sont la dernière expression du nomadisme en Europe. Hergé les a fraternellement invités dans les aventures de Tintin (Les bijoux de la Castafiore). Monsieur Manuel Valls, lui, prétend qu’ils ont « vocation à s’intégrer en Roumanie » (quelle est cette manière de parler le français ! ?). Ils sont racleurs de vent, fils du bitume, enfants de la route. Ils pissent à la croisée des chemins, font souffrir leurs violons, sangloter leurs accordéons et s’en vont si le ciel se couvre. Ils volent les poules aussi – c’est bien connu. Alexandre Romanès leur a consacré des poèmes aussi échevelés qu’une danse autour du feu1. Les Roms sont le feu follet de l’Europe, sa mémoire vive, l’écho insaisissable de sa jeunesse. J’aime beaucoup Alexandre Romanès. La seule chose que je lui reproche, c’est d’avoir eu la naïveté de croire que les bourgeois socialistes seraient avec les Roms plus indulgents que les bourgeois libéraux.

 

Des gens discrets

Dans son dernier livre2, le philosophe Pierre Zaoui se livre à une apologie de la discrétion, vertu malmenée en nos temps de tapage, de sans-gêne et de réseaux sociaux. L’art de disparaître, la vertu du retrait, le plaisir de se fondre dans la foule, le « renoncement à l’apparition » explique Zaoui dans son introduction, constitue une « politique de la dissidence vis-à-vis du monde effroyable de la visibilité permanente et de la surveillance généralisée ». S’ensuit une centaine de belles et puissantes pages en hommage à cet « art récent » qui consiste à vivre dans l’ombre, à accueillir le silence, à apprécier « la beauté à bas bruit ». « Les âmes discrètes sont les fondations du monde » conclut le professeur en expliquant que la discrétion donne sa beauté à la politique, c’est-à-dire à la vie en commun. En lisant ces lignes (que j’attendais depuis longtemps) je me suis souvenu que parfois, dans la rue, chez le marchand, au square, on croise des êtres effacés, gris et lumineux à la fois. Ils rasent les murs à pas souples. On dirait des chats humains. Ils semblent appartenir à une société secrète. Ils se montrent exquis, courtois, dispos et vous sourient si vous vous adressez à eux. Ils disent à voix basse des choses aimables, s’excusent s’ils vous frôlent, s’effacent pour vous laisser passer. Ils portent souvent un livre sous le bras. Ce sont des discrets. Je ne sais pas s’ils sont vraiment plus heureux que les autres comme le prétend Zaoui, et s’ils jouissent de ce « bonheur par soustraction ». Mais ils sont beaucoup plus beaux que les gorilles empressés se rendant à grand pas vers des tâches importantes en hurlant des choses inutiles dans leurs téléphones portables.

 

Un livre rouge

C’est un petit livre rouge qui trace le portrait d’un homme. Un petit livre comme un salut ou une prière, adressé par une femme à l’homme qu’elle a aimée. Un jour, on découvre cet homme à sa table de travail, relisant les épreuves d’un livre, « penché, studieux, heureux de ce qu’il construisait avec application. C’est sans doute pour cela que j’ai continué. Cette petite maison portait une vie ». L’homme c’est Michel Guérin, la petite maison ce sont les éditions Guérin et l’auteur du livre c’est Marie-Christine Guérin qui, depuis la mort de son mari en 2007, perpétue l’œuvre de Michel, livre après livre, avec un succès croissant. Aujourd’hui, dans Des violons pour Monsieur Ingres3, elle compose un bouleversant texte d’amour et fait revivre dans toute leur vérité les séquences de l’existence trépidante de cet homme qui haïssait les conventions, méprisait les certitudes, aimait la montagne, les livres, les amis et sa femme, c’est-à-dire la vie. Michel Guérin ? Même pas mort !

1 Sur l’épaule de l’ange, Alexandre Romanès, Gallimard

2 La discrétion ou l’art de disparaître, Pierre Zaoui, Autrement

3 Des violons

Mise en ligne d’une WebTV Grands Reportages
consacrée à Sylvain Tesson et l’esprit d’aventure.
http://www.grands-reportages.com/tv-sylvain-tesson-esprit-aventure