Le bloc notes de Sylvain Tesson

Ces lieux où ne souffle pas l’esprit 

Alors que la jeunesse arabe se révolte – ne supportant plus que l’on juge l’Orient moyen – princes et banquiers poursuivent leurs menées grotesques. À Djedda, en Arabie saoudite, on se prépare à édifier la Kingdom Tower, un gratte-ciel de mille mètres. Le bâtiment sera inauguré dans cinq ans et détrônera, sur l’échelle de la prétention, la Burj Khalifa tower de Dubaï (828 mètres). La course au plus haut building s’apparente à ce jeu d’écoliers sortis du stade anal qui s’interrogent dans les recoins des cours de récréation: « qui c’est qu’a la plus grosse ? ». Ces tours sont des monuments de mauvais goût, des aberrations écologiques, des épines dans le coeur des villes. Paris est affligé de son étron : la tour Montparnasse. Seule satisfaction : ces monuments servent aux exploits d’Alain Robert, le grimpeur de buildings. Mais attention ! La hauteur de vue ne procède pas forcément de la hauteur de la position. Les tours n’élèvent pas l’esprit. À Dubaï, des Mollahs ont forcé les occupants des gratte-ciel à attendre quelques minutes de plus avant de rompre le jeûne du ramadan au prétexte qu’ils recevaient la lumière du soleil un peu plus longtemps que les autres.

 

Ces lieux où le soleil ne se couche pas

Bertrand Delanoë, après avoir versé puis enlevé du sable sur les quais de la Seine, a décidé de fêter la rupture du jeûne du ramadan. Des gens se sont émus ! Ont protesté de cette atteinte à la laïcité. On devrait plutôt se réjouir que le maire d’une capitale d’Europe accomplisse un beau geste de savoir-vivre en saluant une religion dont les adeptes seraient incapables de rendre la réciproque. Les grincheux, d’ailleurs, n’ont qu’à s’installer au-delà du cercle polaire : l’Islam n’a aucun avenir en ces latitudes. Comment suivre le ramadan dans l’été arctique ou antarctique, lorsque le soleil ne se couche jamais. À ce propos, question théologique : pourquoi Dieu a-t-il créé des coins sur la Terre dont les habitants sont physiquement empêchés de suivre Ses commandements ?

 

Ces lieux où l’on trouve encore des vierges

Au sommet du petit Dru, dans le massif de Chamonix, il y a une vierge Marie en aluminium. Elle regarde vers le couchant. L’alpiniste qui arrive au sommet – passablement épuisé – se porte vers elle instinctivement, la touche, la caresse et la photographie. Il lui murmure éventuellement quelques mots de gratitude. Le crâne de la statue est constellé d’impacts qui ont fait fondre le métal. Une vierge n’est pas à l’abri des coups de foudre.

 

Ce lieu inaccessible aux bourreaux

Consolation : ce que l’on a vécu ne peut nous être retiré. Cette idée a certainement soutenu nombre de prisonniers dans leur cellule. Les bourreaux, les dictateurs peuvent nous couper la main, prendre notre liberté, voler notre vie même, ils ne peuvent nous ravir notre moisson de connaissances, de souvenirs, d’expériences. Celle-ci constitue un trésor, serré dans le crâne  – cette boîte en os. Un trésor que l’on emporte même au cœur de l’adversité. Celui qui dispose d’une mémoire océanique, où plonger comme dans les stocks d’un magasin, souffrira moins de l’isolement qu’un autre. Jankélevitch dans Irréversible et nostalgie : « Celui qui a été ne peut pas désormais ne pas avoir été : ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité ». Les peuples ont exprimé par des proverbes cette joie de rafler ici et là des moments d’éternité : « encore un repas que les Prussiens n’auront pas ! » se réjouissait-on dans la France du début du XXe siècle. Et les Cubains : « Nadie me quita lo bailado » (personne ne m’enlèvera ce que j’ai dansé). A contrario, on vit avec le poids de ses fautes. Le terroriste s’inflige à lui-même des blessures plus profondes que celles dont souffrent ses victimes. L’absolution, la remise des pêchés, la prescription sont des coups d’éponge, des exercices d’écriture administrative, des tours de passe-passe religieux. Personne ne peut alléger un salaud du vrai fardeau de ses fautes.

 

Ces lieux qu’on ne retrouvera plus

Ernst Jünger dans Les ciseaux émet une théorie sur la migration des saumons, des papillons qui retrouvent le lieu de leur naissance après des milliers de kilomètres de parcours : et si c’était le mal du pays natal qui les guidait plutôt que la température des courants ou les champs magnétiques comme s’opiniâtrent à le penser les scientifiques ? Pour les hommes, la nostalgie est moins bénéfique. L’homme est nostalgique de ce dont il ne se souvient pas, de ce qu’il est sûr de ne pouvoir atteindre : l’enfance, un lieu utopique, un Âge révolu. Les nostalgiques, en général, ne sont pas de bonne compagnie. Ils « s’absentent sur place » selon la belle formule de Jankélevitch. Ils sont là physiquement, mais ils errent en pensée dans les ruines de citadelles inaccessibles, qu’ils s’imaginent avoir hanté, qu’ils ne verront jamais. Ils sont aussi infréquentables que les excités nourris d’espoir. La seule compagnie vivable : les chiens, les plantes, les enfants, les vieillards, les êtres capables d’accepter l’inéluctabilité du temps sans vouloir le retenir ni sauter par-dessus.

 

Ce lieu mystérieux qu’on appelle la vie

C’est un espace mouvant. On s’y déplace à tâtons. On s’y débat, on s’y agite, on y cueille un peu de plaisir. Tout y est absurde et important. On est forcé d’avancer sans savoir où mènent tant d’efforts. On ne peut s’arrêter pour souffler un peu. On a l’impression de traverser un cours d’eau. On ne sait pas quand on parviendra sur l’autre rive. Y a-t-il une autre rive ? Jacques Chardonne, dans Le Ciel par la Fenêtre, donne un conseil précieux pour ce voyage bizarre : « il faut vivre dignement dans l’incertain ».

 

Ces lieux qui n’en n’ont plus pour longtemps

Dans la calanque de Ginac, près de Marseille, le maire a interdit l’accès aux criques surplombées de falaises de grès pourri en promulguant un arrêté «  d’effondrement imminent ». Parfois, triste ou saoul, je me sens comme les falaises de Ginac.

Sylvain Tesson

Septembre 2011

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