de Sylvain Tesson

Toulouse

À Toulouse, en ce mois de mars, une tuerie dans une école. La folie, l’horreur, le sang. Le massacre des innocents. Aussitôt, les candidats à l’élection présidentielle d’avril 2012 d’accourir pour livrer leurs commentaires, régler les comptes, désavouer leurs concurrents. Les corps fument encore, les prétendants nous accablent de paroles. Chacun appelle au silence. En les écoutant me revient la phrase de Jacques Benoist-Méchin dans Cléopâtre où le rêve évanoui :  « Autant de valets qui avaient pris goût au métier de ministre ». Et celle de Marx, tirée de sa préface à l’édition allemande du Capital critiquant : « Les passions les plus vives, les plus mesquines et les plus haïssables du cœur humain, toutes les furies de l’intérêt privé ».

 

Les Landes

Longue marche l’autre jour sur la grève de la côte sauvage, au sud de la dune du Pyla. Un dauphin est échoué, mutilé. Il a probablement été pris dans les filets de pêcheurs qui, pour s’en débarrasser, lui ont sectionné la queue. Des renards ont creusé un trou sous son ventre pour se goberger de ses tripes. Les dents du mammifère marin dessinent un large sourire qui fend son bec, le sourire de la mort. Pendant ce temps, l’océan baratte lentement l’écume. La vie continue, solfiée par la houle. Chaque vague est comme un écroulement sans conséquence. La musique du ressac : requiem pour le dauphin mort.

 

Indochine

Pierre Schoendoerffer est mort le 14 mars 2012. Le romancier et cinéaste était parvenu à travers des films simples, claquants et esthétiques (Le crabe tambour, Diên Biên Phu, ou l’inoubliable 317e section) à nous faire entrevoir ce qu’il y a de romantique et de grandiose non pas dans la guerre, bien entendu, mais dans l’engagement du soldat. Schoendoerffer avait inventé un cinéma où l’honneur, le souvenir, la fidélité et le panache suffisaient à alimenter un scénario. Les causes perdues tenaient lieu d’effets spéciaux à ce cinéma-là. Schoendoerffer, livre après livre, film après film, sculptait des stèles à la mémoire d’une France disparue qui se rêvait un destin, une mission. Nous penserons longtemps à l’adjudant Willdsorff et au sous-lieutenant Torrens…

 

Cap Canaille

Nous bivouaquons dans une grotte creusée à flanc de la formidable falaise du cap Canaille. Il est toujours émouvant de se glisser dans ces niches surplombées par des centaines de mètres d’entassements de grès et de pudding : on a l’impression de se réfugier dans une matrice. Soudain, au milieu de la nuit, un petit éboulement. Des coulées de poussière et de sable ruissellent dans les sacs de couchage. On devrait paniquer pourtant, on se rendort, rassuré par cette idée simple : si cette paroi âgée de millions d’années doit s’écrouler précisément le jour où je dors en ses flancs, c’est mon destin et il est inutile d’essayer de s’y soustraire.

 

Paris

J’arrive très en retard à un dîner. En guise d’excuses, je me souviens de ce mot de Blondin : « Pardon, je n’ai pas trouvé un seul bistro fermé ».

 

 

 

Univers

Il y a cent milliards de galaxies dans l’univers et chacune d’entre elles compte des milliards d’étoiles. Et il y a des gens qui continuent à se rendre malades du recul de la francophonie dans les territoires de l’ancien empire français.

 

Wadi Rum

Je m’envole pour la Jordanie. Au moment de boucler mes affaires, soudain, une hésitation me traverse. Ces livres que je m’apprête à fourrer dans mon sac, faut-il vraiment s’en encombrer? Il y a quelque chose d’absurde à partir pour le désert avec les Belles endormies de Kawabata, Les confessions de Saint Augustin et Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Jean-Marie Guyau. Se charger de livres, c’est l’aveu que le pays où l’on s’apprête à plonger ne suffira pas. Que l’on redoute l’ennui à l’aube de son voyage. Bernard de Clairvaux a écrit qu’ « il y (avait) plus de sagesse dans un arbre que dans tous les livres des hommes » : je dois donc, une fois dans le Wadi Rum, me satisfaire de la contemplation des buissons rachitiques. Du coup, je défais le sac et en retire les trois volumes. Puis, comme on ne se refait pas, en attendant le taxi qui doit me mener à l’aéroport, j’ouvre « La terre est l’oreille de l’ours » de Jil Silberstein (éditions Noir sur Blanc). Et, au milieu de cette somptueuse ode à la nature, au vivant, à l’esprit de la forêt et au génie des peuples du grand Nord je trouve ceci qui me confirme dans ma décision : « tout de même, les choses ont évolué depuis le temps où l’ancien Parisien que j’étais, depuis peu établi en Suisse, ne pouvait se résoudre à suivre en forêt sa compagne sans emporter en poche deux ou trois livres de poésie ».