Le bloc notes de Sylvain Tesson

Une devise

Une phrase de Gustave Thibon à épingler au portrait du président de la république récemment élu. «  Tenir, une fois dégrisé, ses serments d’ivrogne ».

 Une chanson

Il y a dix ans, dans les boîtes de nuit russe, une bimbo chantait cette chanson en français avec un accent de kolkhozienne :

« Tu m’a promis le soleil en hiver et j’ai reçu carte postale

Tu m’as promis et je t’ai cru…

Je suis mademoiselle Pas de chance. »

J’ai oublié le titre de la chanson. Elle aurait pu s’appeler :

« Le peuple français s’adresse aux candidats à la présidence de la république ».

 

40 ans

Ce n’est pas tellement drôle d’avoir 40 ans. On a l’impression d’une injustice. Surtout si l’on se penche sur la pyramide des âges des pays du Sud. Tous ces Africains et ces Indiens de moins de vingt ans ! Ils ont la vie devant eux. On prend un coup au moral. Si l’on s’intéresse à l’histoire, c’est pire. Alexandre le Grand fut maître du monde à 22 ans. César à 30. La littérature n’offre pas plus de consolation. Rimbaud, génie de 17 ans. Huguenin mort avant 30 ans, fracassé au volant de sa bagnole. L’histoire de la musique achève de vous abattre. Mozart : comète de 36 ans. On se dit : « et moi » ? Et l’on se prend à dresser un bilan désastreux : à 40 ans, je n’ai ni voiture ni enfants, pas de maison et les ménisques en charpie… Non, le jour de ses 40 ans, il faut boire un verre de vodka à la santé de Nina Berberova qui publia son premier livre à plus de quatre-vingts ans. Et se dire que Théodore Monod parcourrait les ergs d’Arabie à 90 ans passés.

 

Wadi Rum

Nous sommes trois à faire de l’escalade dans le massif du Wadi Rum jordanien. Un soir, nous atteignons le sommet du massif de Nassrani au terme d’une longue voie. C’est un plateau entouré de falaises, une table géologique pareille aux tepuis de l’Amérique du sud. On n’y peut accéder qu’au terme de difficiles grimpées. Le photographe qui nous accompagne est fatigué. Il crie grâce. « Redescendez sans moi, je ne veux point faire les rappels. Vous remonterez demain pour me chercher et nous repartirons tous ensemble ». Nous lui donnons un litre d’eau, une veste polaire et une poignée de cacahouètes et dégringolons dans la longue série de rappels au terme de laquelle, trois cents mètres plus bas, nous attend un bivouac confortable. Devant le feu, je pense à notre ami, là-haut, piégé sur son plateau. Si nous ne venons pas le délivrer demain, il mourra en quelques jours. Mais la beauté des constellations du Wadi Rum le consolera ! Va-t-il, à la manière d’Ernest Renan qui passa une nuit sur l’Acropole athénienne, connaître une illumination de l’esprit ? Je me souviens que, dans Terre des Hommes, Saint-Exupéry raconte avoir posé son avion endommagé sur une mesa du nord saharien. Une rapide exploration lui confirma qu’il ne pouvait descendre à pied de ce plateau protégé par des remparts verticaux. Personne n’en avait foulé le sommet. Cette dent de roche était vierge. Soudain, l’écrivain bute sur un caillou dont la structure géologique n’appartient pas à celle de la montagne. Saint-Exupéry comprend que le caillou est tombé du ciel. Devant ce joli présent des espaces sidéraux, l’auteur du Petit Prince écrit l’une de ses plus belles méditations. Le lendemain, nous rejoignons notre camarade. Au sommet, il n’a pas trouvé de météorites, mais a fait une découverte non moins vertigineuse : des traces et des crottes de bouquetins. Comment les bêtes ont-elles pu se jucher ici ? Toute la nuit, comme Saint-Exupéry, l’étreinte du mystère l’a empêché de dormir…

 

Une disparition

Précipitez-vous sur Le village oublié de Théodor Kröger, publié chez Phébus et préfacé par Jean Raspail. Au moment de la révolution bolchevik, en Sibérie, les membres d’un village de la taïga décident de se retirer du siècle. Ils effacent les pistes, ils coupent toute communication, ils s’évanouissent dans la nature et, adoptant une rigoureuse autarcie, protégés par l’épaisse forêt, laissent le monde continuer sa course sans eux. Ah, la tentation de disparaître ! Comme j’en ressens la morsure… Le discours commun nous serine que se replier sur soi est stérile, que « l’ouverture aux autres » est gage de fécondité. Et les moines chinois, alors, et les ermites bouddhistes, les tribus amérindiennes et les artistes autistes ? Thoreau, Saint-Augustin et Flaubert ? Trouvez-vous qu’ils ont perdu grand chose à se barricader ? Dans le roman de Pascal Quignard, Villa Amalia, une femme trompée décide de mourir à elle-même. Elle mue. Elle quitte son enveloppe civile, change de nom, de look, vend ses biens, rompt avec ses amis et, sans prévenir personne, brouillant toutes les pistes, s’installe au bord de la mer pour se dissoudre et renaître. Au moment où je réfléchis à tout cela, le téléphone sonne. C’est ma sœur. Elle m’apprend que le banquier me cherche, que j’ai oublié le rendez-vous du dentiste, que la douche fuit chez la voisine du dessous. En outre, je dois venir prendre le thé chez la vieille amie russe de notre grand-tante et le rédacteur en chef de Grands Reportages me presse de rendre mon Bloc-notes. Ach ! Théodor Kröger, venez à mon secours ! Montrez-moi le chemin du Village oublié