de Sylvain Tesson

Chronique des agacements

Je suis convoqué à la police. Au commissariat, le gardien de la paix : « On n’arrive pas à vous joindre ». Moi : « Je n’ai pas de répondeur, pas de portable et je ne réponds pas au téléphone ». Lui : « Il va falloir arranger ça ». Les nouvelles technologies sont les alliées de la police. Grâce à elles, nous sommes localisables, sommés d’accourir à l’appel. Répondre au téléphone est la façon moderne de se mettre au garde-à-vous. Les petits engins que nous trimbalons conservent trace de nos conversations, gardent en mémoire la chronologie de nos coups de fil, le nom de nos correspondants, la durée de nos conversations, leur teneur peut-être ? On comprend que les policiers nous encouragent à nous connecter. Les téléphones portables sont des flics de poche.

 

Chronique de l’indifférence

« Rien ne préoccupe plus (les masses) que leur bien-être, et en même temps, elles ont coupé tout lien de solidarité avec les causes de ce bien-être. Comme elles ne voient pas dans la civilisation une invention et une construction prodigieuses qui ne peuvent se maintenir qu’avec de grands et prudents efforts, elles croient que leur rôle se réduit à les exiger péremptoirement, comme si c’étaient des droits de naissance. » Profession de foi écologiste ? Non, fin du 6e chapitre de La révolte des masses de José Ortega y Gasset (Les Belles Lettres).

 

Chronique de l’illusion

Benjamin Constant en 1829 dans De la perfectibilité de l’espèce humaine : « Il existe dans la nature humaine une disposition qui lui donne perpétuellement la force d’immoler le présent à l’avenir ». Quand votre interlocuteur répond au téléphone alors que vous êtes occupés à lui parler, il manifeste cette disposition. Il zigouille sa conversation au prétexte que – comme les valets de Molière – on le sonne. Je préfère les gens qui renversent la proposition de Constant et ne laissent pas les illusions de l’avenir, les mensonges de l’espoir, les impostures de l’attente, les fausses promesses du changement et les coups de téléphone intempestifs s’infiltrer dans la citadelle de l’instant.

 

Chronique de l’inégalité

Claude Guéant a raison : « Toutes les civilisations ne se valent pas ». Par exemple, une civilisation qui produit une réflexion sur la hiérarchie des civilisations est moins valable qu’une civilisation qui ne la produit pas.

 

Chronique du crépuscule

La cinéaste Marianne Chaud sort un nouveau film. Une fresque belle, lente et sombre de la vie des nomades du Ladakh. Marianne compose une subtile tapisserie où se déploient les débats intérieurs et les questionnements sur la destinée, les choix de vie. La question se pose aux nomades : faut-il continuer cette existence rude ou bien tenter sa chance dans le monde des sédentaires ? À 4 500 mètres d’altitude, un père et son fils résistent aux sirènes. Pour combien de temps ? Un jeune couple décide de jeter l’éponge. C’en est fini de la vie des alpages, ils vendent leurs chèvres et partent dans la plaine. Le plan du camion qui les emportent à la ville où ils seront maçons est poignant. Là-haut, ils étaient des seigneurs pauvres. En bas, ils deviendront des prolétaires mondialisés. Le Moloch économique a besoin de chair fraîche. Marianne a intitulé son film La Nuit nomade. On lui sait gré de son timbre mélancolique, de sa lucidité. Le pessimisme est l’hommage que rend l’honnêteté à la réalité. L’optimisme est le nom satisfait que donnent les autruches à leur cécité.

Chronique de la destruction de soi

L’éditeur Oliver Gallmeister, chantre du nature writing américain, est interviouvé à la radio l’autre nuit : « Il y a deux choses qui tuent les écrivains : l’alcool et la religion ». Il parle d’or : ouvrir une bouteille ou un missel revient au même, on pense que ça ira mieux plus tard.

 

Chronique de la déshumanisation

Nous sommes soumis à l’administration. C’est même elle qui décide, dans les affaires judiciaires, qui a « qualité d’agir ». Je pensais que c’était le fait de naître qui nous donnait cette prérogative.

 

Chronique de la vengeance

L’indicateur est un oiseau d’Afrique qui, par son chant, guide les mustélidés et même l’homme vers les nids d’abeilles afin que soit défoncé l’essaim et ouvert l’accès au miel. Le petit être atteste que dans les temps immémoriaux des bêtes au phylum très éloigné se sont rencontrées, connues, comprises. On raconte qu’un jour, un indicateur dont la femelle avait été tuée par un chasseur guida le meurtrier vers un nid de serpents. Et que l’homme fut mordu à mort.